XXI

Mgr Lorenzo Battaglia — conservateur en chef du musée Chiaramonti, l'un des nombreux musées des Monumenti, Musei e Gallerie Pontifici, de la cité du Vatican — n'avait pas vu Giles Hesketh-Haywood depuis de nombreuses années, mais il n'était toutefois pas absolument fou de joie de le retrouver.

Leur rencontre avait lieu dans la magnifique salle de réception aux murs damassés de la Galleria Lapidaria. Mgr Battaglia était conservateur au Vatican depuis vingt ans, et son érudition était reconnue dans le monde entier. Giles Hesketh-Haywood, cet Anglais d'un raffinement extrême qui lui rendait visite, lui était toujours apparu comme un être assez ridicule, et même comique, avec ses grandes lunettes en écaille de tortue, ses cravates en soie qui s'échappaient de leur petit nœud en une cascade flamboyante, ses vestes à carreaux multicolores, ses boutons de manchettes en or, en forme de fer à cheval, sa vieille pipe en terre de bruyère négligemment fourrée dans la poche de poitrine, son accent précieux, son odeur de tabac blond qui le précédait de vingt pas... Un charme ostensible, presque poisseux. Hesketh-Haywood avait tout du vieil aristocrate si merveilleusement anglais par certains côtés, mais son commerce était peu recommandable. Il se prétendait marchand d'antiquités, mais n'était en fait qu'un vulgaire trafiquant au service d'une clientèle aisée.

Hesketh-Haywood, moitié amateur d'art, moitié escroc, était le genre d'homme qui disparaissait pendant des années puis que l'on retrouvait un jour sur le yacht d'un émir. Il entretenait un savant flou artistique sur son passé, mais Mgr Battaglia connaissait toutes les rumeurs qui couraient à son sujet : les Hesketh-Haywood faisaient partie du gratin de l'aristocratie, mais la famille avait connu de sérieux revers sous l'ère travailliste de l'après-guerre. Giles avait été élevé parmi les rejetons des autres familles richissimes, mais à la fin de ses études, les Hesketh-Haywood ne possédaient pour toute fortune qu'une montagne de dettes. Giles était une fripouille, un escroc, un garçon plein de charme et totalement dénué de scrupules... Il avait commencé sa carrière en faisant sortir clandestinement d'Italie des antiquités archéologiques en soudoyant sans aucun doute les employés des douanes. C'était de la pure et simple contrebande... mais quelques pièces extraordinaires passaient de temps en temps entre ses mains... mieux valait ne pas demander comment elles se trouvaient en sa possession. On tolérait ce genre de personnages dans le monde de l'art à cause de ces quelques occasions où ils rendaient service. Un jour, justement, il avait mené pour le compte de Mgr Battaglia l'une de ces inavouables « transactions » — mais la reconnaissance dont Battaglia lui avait fait preuve à l'époque était aujourd'hui très émoussée. Hesketh-Haywood venait de lui demander une faveur incroyable — effrayante.

Mgr Battaglia ferma les yeux un moment, puis se pencha vers son visiteur d'un air sévère :

— Ce que vous me demandez là est impossible, Giles. Ce n'est pas une petite « plaisanterie ». C'est un scandale pur et simple.

Mgr Battaglia n'avait jamais vu Hesketh-Haywood perdre de son assurance...

— Un « scandale », monseigneur ? reprit l'Anglais avec son effronterie légendaire, ses yeux de hibou agrandis par les verres de ses lunettes, pétillants de malice. Mais il y a tant de scandales de nos jours... Le scandale est partout, sous toutes les formes. Le fait, par exemple, qu'un conservateur du Vatican, expert de renommée internationale dans les arts et les objets de l'Antiquité, et homme d'Eglise de surcroît, entretienne une maîtresse sur la Via Sebastiano Veniero, n'est-ce pas aussi scandaleux ? J'en connais certains qui se montreraient moins tolérants que nous pour ce genre de choses...

L'Anglais se laissa aller au fond de sa chaise et pointa son index long et maigre.

— Mais c'est l'argent, plus encore que les femmes, qui peut causer le plus grand scandale. La jeune et adorable Alessandra profite toujours de son confortable domaine, j'en suis sûr. Quand je dis confortable... certains diraient même somptueux, surtout compte tenu du salaire somme toute relativement modeste du conservateur du Vatican qui entretient la belle. — Hesketh-Haywood soupira, secoua la tête avec satisfaction. — Mais je suis heureux d'avoir apporté ma contribution au confort de cette charmante créature.

Mgr Battaglia se sentit rougir. Une veine se mit à battre sur sa tempe.

— Peut-être pourrions-nous trouver un arrangement, articula-t-il finalement.

*

Ces lunettes rondes à verres épais commençaient à lui donner mal à la tête, mais Bryson avait obtenu ce qu'il était venu chercher à Rome... Il était épuisé ; il avait dû poser son petit avion sur un terrain d'atterrissage de Kiev, loin de l'espace aérien russe, et prendre successivement deux avions sur des lignes régulières pour rallier Rome. Comme prévu, Mgr Battaglia avait tout de suite répondu à son appel... le prélat était trop curieux de voir ce que Giles Hesketh-Haywood avait à lui proposer.

Giles Hesketh-Haywood, l'un des nombreux avatars de Bryson, lui avait souvent été utile tout au long de sa carrière.

En tant qu'amateur d'art et trafiquant d'antiquités orientales, ses voyages en Sicile, en Egypte, au Soudan, en Libye et ailleurs paraissaient tout à fait naturels. Pour éviter que l'on ne s'interroge sur les véritables raisons de sa présence dans un pays, il détournait les soupçons des autorités vers des leurres — un subterfuge vieux comme Hérode. Comme les douaniers le soupçonnaient d'être un contrebandier d'art, ils n'imaginaient pas une seconde qu'il puisse être un espion. Et la plupart d'entre eux, de surcroît, étaient trop heureux d'accepter ses pots-de-vin, se disant qu'après tout, s'ils les refusaient, d'autres certainement les accepteraient.

Un petit article parut dès le lendemain matin dans L'Osservatore Romano, le journal officiel du Vatican qui vendait plus de cinq millions d'exemplaires dans le monde entier. L'article titrait : OGGETTO SPARITO DAI MUSEl VATICANI ? une pièce de collection volée aux musées du vatican ?

Selon l'article, les conservateurs des musées du Vatican avaient découvert, au cours de leur inventaire annuel, que manquait dans leurs collections un jeu d'échecs en jade, une pièce rarissime datant de la dynastie Song. Le jeu en question avait été rapporté de Chine par Marco Polo au début du XIVe siècle, et offert au doge de Venise. En 1549, le pape Paul III avait disputé une partie contre le légendaire champion d'échecs Paulo Boi, et avait été battu. Le jeu avait finalement été acheté par César Borgia, qui le réservait à son usage personnel. Plus tard, il fut offert à l'un des Médicis, le pape Léon, qui l'adorait ; le jeu apparaît même en arrière-plan dans l'un de ses portraits de l'époque.

L'article reprenait les mots d'un porte-parole du musée du Vatican qui niait avec véhémence cette disparition. Mais dans le même temps, le musée refusait d'apporter la preuve qu'il possédait encore la pièce en question. On trouvait un commentaire lapidaire et indigné de Mgr Lorenzo Battaglia, conservateur en chef. Les catalogues des musées du Vatican, disait-il, recensaient des centaines de milliers de pièces... Devant l'immensité de ces richesses, il était inévitable que, de temps en temps, quelques objets soient momentanément égarés. Il n'y avait par conséquent aucune raison de conclure immédiatement à un vol.

Tout en buvant un café crème dans sa chambre de l'hôtel Hassler, Nick Bryson lisait l'article avec une certaine satisfaction. Il n'en avait pas tant demandé au prélat... Après tout, il avait raison de démentir la version du vol : le légendaire jeu d'échecs en jade datant de la dynastie Song reposait en toute sécurité dans les caves du Vatican. Comme la plupart des immenses possessions de l'État pontifical, la pièce n'avait pratiquement jamais été exposée — sa dernière apparition en public datait de quarante ans. Le jeu n'avait pas été volé... mais quiconque lirait l'article serait immédiatement convaincu du contraire.

Et Bryson savait que ce fait ne laisserait pas certaines personnes indifférentes...

Il décrocha le téléphone et appela à Pékin une vieille connaissance, un diplomate chinois nommé Jiang Yingchao, aujourd'hui haut fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères. Jiang avait eu des « relations d'affaires » avec Giles Hesketh-Haywood, dix ans auparavant ; Yingchao reconnut immédiatement la voix nasillarde.

— Mon ami anglais ! Quel plaisir de vous entendre après un si long silence.

— Vous savez que je ne voudrais en aucune façon abuser de notre amitié, répondit Bryson. Mais il me semble que notre dernière transaction a été... utile à votre carrière. Non pas que vous en ayez eu besoin, bien sûr : vous avez su gravir les échelons du corps diplomatique d'une façon tout à fait prodigieuse.

Giles n'avait nul besoin de le rappeler à son ami : Yingchao n'était encore qu'un petit attaché culturel à l'ambassade chinoise de Bonn quand on l'avait présenté à Giles Hesketh-Haywood. Peu après avoir déjeuné ensemble, Giles avait trouvé pour Jiang, comme il l'avait promis, une miniature ancienne d'une extrême valeur à un prix bien inférieur à sa cote officielle. Avec cette miniature, un cheval en terre cuite datant de la dynastie Han, Jiang avait pu faire un présent exceptionnel à l'ambassadeur, un sésame qui lui ouvrit sans aucun doute les portes de la réussite. Pendant des années, Hesketh-Haywood avait fourni à son ami diplomate nombre d'objets d'une valeur inestimable, comme des bronzes anciens et un vase de la dynastie Qing.

— Et qu'avez-vous fait durant toutes ces années ? demanda le diplomate. y

Bryson, l'air chagrin, poussa un long soupir.

— Je suis sûr que vous avez lu cet article absolument outrageant dans L’Osservatore Romano ? dit-il.

— Non, de quel article parlez-vous ?

— Oh ? Seingeur, je préfère, d'ailleurs, ne pas en parler. Quoi qu'il en soit, un objet extraordinaire est tombé par hasard entre mes mains ; je me dis qu'un homme aussi introduit que vous pourrait connaître quelqu’un susceptible d'être intéressé. Certes, j'ai une liste énorme d’acheteurs potentiels, mais en souvenir du bon vieux temps, j'ai pensé vous en accorder la primeur...

Il commença à décrire la pièce de jade, mais Jiang l'interrompit aussitôt :

— Je vous rappelle, dit-il d'un ton sec. Donnez-moi votre numéro.

Une demi-heure plus tard, Jiang l'appelait d'une ligne confidentielle. Il avait lu l'article entre-temps et, tout excité, avait passé quelques coups de fil.

— Vous imaginez bien, mon cher ami, qu'un objet de cette valeur ne se trouve pas sous le sabot d'un cheval, expliqua Giles. L'insouciance que montrent certaines grandes institutions vis-à-vis de leurs trésors est absolument consternante, vous ne trouvez pas ? Absolument consternante.

— Oui, oui, l'interrompit Jiang avec impatience. Ce serait certainement très intéressant à voir. Si nous parlons bien de la même chose... la pièce d'échecs en jade de la dynastie Song...

— Ce n'est qu'une hypothèse, mon cher Jiang. Vous le comprenez, bien sûr. J'ai seulement dit que s'il arrivait qu'une pièce aussi admirable soit disponible, vous aimeriez peut-être le faire savoir. Avec la plus grande discrétion, cela va de soi...

Le message était clair : c'était comme s'il avait agité un chiffon rouge sous le nez d'un taureau.

— Oui, oui, je pense à quelqu'un, bien sûr... Il y a un général, vous savez, qui est connu pour faire collection de pièces en jade sculptées, en particulier celles datant de la dynastie Song. C'est pour lui une véritable passion. Vous connaissez peut-être le surnom qu'on lui donne, c'est presque devenu son pseudonyme : le Maître de Jade.

— Non, je ne crois pas, Jiang. Vous pensez que cette pièce pourrait lui plaire ?

— Le général Tsai désire vivement rapatrier les trésors impériaux qui ont été volés, les rendre à la mère patrie. C'est un ardent nationaliste, vous savez.

— C'est ce que je crois comprendre... J'aurais besoin de savoir très vite si le général est intéressé ou non, parce que je comptais donner l'ordre au standard de l'hôtel de bloquer tous mes appels — ces horribles émirs d'Oman et du Koweït n'arrêtent pas de me supplier.

— Non ! s'exclama Jiang. Donnez-moi deux heures ! Cette pièce doit être rendue à la Chine !

Bryson n'eut pas longtemps à attendre. Le diplomate rappela moins d'une heure après. Oui, le général était intéressé.

— Etant donné le caractère exceptionnel de cet objet, annonça Bryson d'un ton ferme, j'exige absolument de rencontrer mon client.

Il se savait libre d'imposer ses conditions pour l'entrevue avec le général Tsai.

— Mais... mais certainement, balbutia Yingchao. Le... client le souhaite également. Il veut avoir toutes les garanties de l'authenticité de l'article.

— Cela va de soi. Tous les certificats de provenance seront fournis.

— Je n'en doute pas.

— La rencontre doit avoir lieu sans délai. Je ne peux accepter aucun retard.

— Ce n'est pas un problème. Le Maître de Jade est à Shenzhen et il brûle d'impatience de vous voir.

— Parfait. Je vais prendre le premier vol pour Shenzhen, pour que nous puissions avoir un entretien préliminaire, le général et moi.

— Qu'entendez-vous par « entretien préliminaire » ?

— Nous passerons d'abord une heure ou deux ensembles à bavarder, le général et moi ; je lui montrerai des photos du jeu d'échecs, et s'il me semble que nous avons trouvé un terrain d'entente, nous aborderons l'étape suivante.

— Vous n'aurez pas la pièce avec vous ?

— Oh, non, bien sûr que non ! Un client de ce rang pourrait me causer trop de tort s'il me dénonçait. On ne saurait être trop prudent par les temps qui courent. Vous connaissez ma devise : ne jamais traiter avec des inconnus — Bryson émit un petit rire entendu —. Après notre rencontre nous ne serons plus des étrangers, bien sûr. Si tout va bien, si je sens de bonnes vibrations, nous pourrons discuter de la livraison, de ces sordides histoires d'argent et autres détails matériels...

— Le général va insister pour examiner la pièce de jade, Giles.

— Bien entendu, il en aura le loisir, mais pas tout de suite. Oh non... La Chine est terra incognita pour moi, je ne sais pas comment elle fonctionne. Je m'y sens un peu trop vulnérable. Votre mystérieux général pourrait décider de confisquer la pièce et de se débarrasser de moi en m'envoyant dans une de vos fermes de culture de choux ou de je ne sais quoi.

— Le général est un homme de parole, objecta Yingchao sévèrement.

— Mon instinct m'a merveilleusement aidé pendant vingt ans, mon cher. Je m'en voudrais de ne pas en tenir compte pour ce nouveau rendez-vous. On n'est jamais trop précautionneux avec vous autres impénétrables Orientaux. — Il étouffa un rire ; à l'autre bout du fil, un silence de mort régnait. — Et vous me connaissez, Jiang... avec une larme de saké, je ne sais plus qui je suis !

*

Vêtu d'un costume à carreaux en cachemire et soie et d'un gilet jaune en agneau, Giles Hesketh-Haywood débarqua comme à la parade à l’aéroport Huangtian de Shenzhen et fut accueilli par un émissaire du général Tsai qui portait l'uniforme réglementaire vert foncé de l'Armée de Libération du Peuple, avec la casquette « Mao » ornée d'une étoile en email rouge. L'émissaire, un homme d'âge moyen au visage impassible et qui ne se présenta pas, fit rapidement passer Bryson à travers les bureaux des douanes et des services d'immigration. La voie avait été préparée ; le personnel de l'aéroport se montra respectueux et ne demanda pas à faire l'inspection des bagages.

Cette tâche était réservée aux hommes du général Tsai. Une fois franchis les bureaux d'irnrnigration, ils poussèrent Bryson sans dire un mot dans une pièce où deux autres soldats en uniforme les attendaient. L'un d'eux vida sa valise sans cérémonie, ouvrant et vérifiant tout ce qu'elle contenait. Pendant ce temps, l'autre commença à le fouiller méthodiquement, de la tête aux pieds, allant même jusqu'à découper les semelles intérieures de ses coûteuses chaussures anglaises. Bryson n'était guère surpris par la fouille, mais il émit les quelques cris aigus d'indignation qu'on pouvait attendre de la part du personnage plein de préciosité qu'il interprétait.

Il n'était pas inquiet. Prévoyant qu'il serait fouillé avant d'être autorisé à rencontrer le général, Bryson n'avait pris avec lui ni arme à feu, ni aucun objet suspect. Pas question que l'on puisse mettre en doute la bonne foi de Giles Hesketh-Haywood...

Mais, dissimulée dans sa ceinture de cuir raffinée, il y avait une arme si bien cachée que le risque valait d'être couru. Entre deux bandes du cuir italien le plus fin, il avait caché une longue lame de métal flexible d'environ deux centimètres de large, faite d'un alliage d'aluminium et de vanadium, tranchante comme un rasoir. Il n'y avait qu'à détacher une pression pour la dégager d'un coup sec. Il fallait un minimum d'adresse pour ne pas se blesser, mais bien utilisée elle pouvait entailler la peau jusqu'à l'os comme un rien. Et si cela ne suffisait pas, Bryson pouvait compter, comme de coutume, sur ses dons d'improvisation pour se confectionner des armes de fortune. Il espérait, toutefois, ne pas en être réduit à cette extrémité. Les soldats lui ordonnèrent de retirer sa ceinture. Bryson la tâta discrètement avant de la leur donner, on ne sentait rien.

Une limousine noire, une Daimler dernier modèle, attendait devant les portes de l'aéroport. Le chauffeur, vêtu lui aussi de l'uniforme de l'ALP, avait un visage lisse et inexpressif, le menton baissé sur sa poitrine dans une attitude d'humilité.

L'émissaire au visage sévère ouvrit la portière côté passager pour faire monter Bryson, mit la valise dans le coffre, et s'assit à l'avant. Il ne dit pas un mot ; la Daimler quitta l'aéroport et prit la direction de Shenzhen.

Bryson était déjà venu à Shenzhen, des années auparavant, mais il ne put reconnaître la ville. Là où, à peine vingt ans plus tôt, on trouvait un paisible village de pêcheurs, une métropole bruyante et tumultueuse avait jailli, traversée de routes construites à la hâte, parsemée de tours d'habitation mal bâties et d'usines aux fumées pestilentielles. Des gratte-ciel, des centrales électriques et des zones industrielles avaient surgi à la place des rizières et des terres agricoles du delta de la Rivière des Perles. La ligne chaotique de la ville était hérissée de grues, le ciel d'un gris sale n'était plus qu'une masse épaisse de pollution. La population grouillante de quelque quatre millions d'habitants installée le long des berges puantes de la rivière Shenzhen était en majorité composée de mingongs, des ouvriers agricoles qui avaient quitté leurs provinces rurales, attirés par les mirages de la cité.

Shenzhen était une mégapole bouillonnante, une ville champignon, qui s'agitait frénétiquement vingt-quatre heures sur vingt-quatre, vrombissant à plein régime, dopée par le mot le plus honni autrefois par la Chine communiste : le capitalisme. Mais c'était le capitalisme sous sa forme la plus arrogante et cruelle, une ville frontalière gagnée par une hystérie dangereuse où le crime et la prostitution sévissaient au grand jour. La consommation effrénée, l'opulence tapageuse, les panneaux publicitaires chatoyants, les néons rutilants, les boutiques élégantes de Louis Vuitton, de Dior, n'étaient rien d'autre qu'un vernis. Il dissimulait une sinistre réalité, celle des mingongs survivant au jour le jour, celle des bidonvilles sans installations sanitaires, cloaques où s'entassaient des milliers de travailleurs immigrés, comme des poulets de batterie...

La circulation était dense, encombrée par des voitures dernier cri et des taxis d'un rouge étincelant. Les immeubles étaient neufs, hauts, modernes. Les rues brillaient de lettres scintillantes, toutes en chinois avec parfois quelques rares enseignes lumineuses en caractères anglais — ici, un M pour McDonald's ; là, un KFC pour Kentucky Fried Chicken. Partout des couleurs criardes, des restaurants voyants, et des boutiques d'articles électroniques — caméras vidéo, ordinateurs, télévisions, lecteurs de DVD. Des armées de marchands ambulants proposaient aux chalands du porc et des canards grillés ou des crabes vivants.

La foule était compacte, au coude à coude, tout le monde ou presque avait à la main un téléphone portable. Mais à l'inverse d'Hong Kong, situé à quarante kilomètres au sud, on ne voyait pas de personnes âgées pratiquant le tai-chi dans les parcs. En fait, il n'y avait aucune personne âgée dans la ville. Le séjour le plus long dans la Zone d'Economie Spéciale était de quinze ans, et seuls les gens en bonne santé y étaient bienvenus.

L'émissaire assis sur le siège avant se retourna et commença à parler en chinois.

— Ni laiguo Shenzhen ma ?

— Pardon ? fit Bryson.

— Ni budong Zhongguo hua ma ?

— Désolé, je ne parle pas la langue, dit Bryson d'une voix traînante. L'émissaire lui avait demandé s'il parlait chinois, s'il était déjà venu ; cherchait-on à le tester ? La tactique était grossière.

— Anglais ?

— Oui, et c'est la seule langue que je parle, répondit Bryson.

— C'est la première fois que vous venez ici ?

— Oui. La ville est charmante. J'aurais aimé venir plus tôt.

— Pourquoi venez-vous voir le général ? Le visage de l'émissaire était devenu franchement hostile.

— Pour affaires, répondit Bryson brièvement. C'est bien ce dont s occupe le général ?

— Le général dirige la section de l'Armée de Libération du Peuple de la région de Guandong, rectifia l'émissaire.

— Eh bien ! Il doit y avoir pas mal d'affaires à faire dans le coin.

Le chauffeur grommela quelque chose, l'émissaire se tut et se retourna.

La Daimler avançait lentement au milieu d'un encombrement gigantesque, dans une incroyable cacophonie — éclats de voix hystériques, coups de klaxon de camions répétés à l'infini... Parvenus devant l'hôtel Shangri-La, la circulation fut complètement bloquée. Le chauffeur alluma la sirène et le gyrophare rouge et fit grimper la voiture sur le trottoir grouillant de gens, en hurlant des ordres d'une voix stridente à travers un haut-parleur, provoquant la panique parmi les piétons qui s'enfuyaient devant le capot comme autant de pigeons. Une fois que la Daimler eut dépassé le bouchon, elle rejoignit le trafic.

Enfin ils parvinrent à un poste de contrôle, l'entrée d'un secteur hautement industrialisé placé sous la tutelle de l'armée. La résidence principale du général Tsai devait se trouver dans les parages ainsi que son état-major, selon toute vraisemblance. Un soldat avec un bloc de papier à la main se pencha vers l'émissaire et lui fit signe de descendre de voiture. Une fois l'homme sorti de l'habitacle, la Daimler poursuivit sa route, longeant des immeubles d'un gris sale, pour déboucher dans une vaste zone de hangars.

Instantanément, Bryson se mit sur ses gardes. On ne le conduisait pas chez le général. Mais alors où l'emmenait-on ?

— Neng bu neng gaosong wo, ni song wo qu nar ? ânonna-t-il avec un fort accent anglais. — Cela vous dérangerait de me dire où vous m'emmenez ?

Le chauffeur ne répondit pas.

Bryson éleva la voix, s'exprimant soudain avec aisance et sans accent :

— Nous ne sommes plus dans les quartiers du général, siji !

— Le général ne reçoit pas chez lui. Il ne tient pas à se faire remarquer, répondit le chauffeur d'un ton désinvolte, presque insolent.

Il ne montrait aucun signe de respect lorsqu'il parlait de son supérieur et n'employait pas le mot shifu — « Maître » — pour se référer au général Tsai. C'était pour le moins curieux de la part d'un Chinois.

— Tout le monde sait que le général Tsai mène grand train. Je vous conseille de faire demi-tour.

— Le général pense que le vrai pouvoir s'exerce de façon invisible. Il préfère rester derrière la scène.

Ils s'étaient arrêtés devant un grand entrepôt, au milieu de Jeeps et de Hummer peints en camouflage. Sans faire demi-tour ni couper le moteur, le chauffeur continua :

— Vous connaissez l'histoire de ce grand empereur du dix-huitième siècle, Qian Xing ? Il pensait qu'un chef devait avoir un contact direct avec ceux qu'il gouvernait. Alors il a décidé de voyager à travers la Chine déguisé en homme du peuple...

A ces mots, Bryson se raidit et dévisagea le chauffeur. Il pesta intérieurement. Le chauffeur était le général Tsai en personne !

Tout à coup la Daimler se trouva entourée de soldats ; le général lâcha quelques ordres en cantonais. La portière de la voiture s'ouvrit et Bryson fut brutalement poussé dehors. Deux soldats lui saisirent les bras et le maintinrent fermement.

— Zhanzhu ! Ne bougez pas ! aboya l'un des soldats, obligeant d'une main Bryson à garder ses bras le long du corps. Shou fang xia ! Bie dong !

La vitre du côté du général s'abaissa ; il esquissa un sourire.

— C'était très instructif de parler avec vous, M. Bryson. Votre connaissance de notre langue s'est subitement révélée au cours de notre conversation. Je me demande donc bien ce que vous pouvez encore nous cacher... Il est temps d'affronter avec dignité votre destin, à savoir celui de votre mort inéluctable.

Seigneur ! Ils connaissent ma véritable identité ! Comment ? Depuis quand ?

Bryson réfléchit à toute vitesse. Qui avait pu la révéler ? Ou plus exactement, qui savait qu'Hesketh-Haywood n'était qu'une couverture ? Qui savait qu'il allait venir à Shenzhen ? Pas Youri Tarnapolski. Alors qui ?

On avait faxé des photos de lui, on avait peut-être fait des rapprochements. Non, ça ne tenait pas debout ! Il fallait qu'il y ait, parmi les proches du général, quelqu'un qui soit capable de le reconnaître, de voir au travers de sa défroque d'aristocrate anglais. Quelqu'un, donc, qui l'avait connu autrefois. Il ne trouvait pas d'autre explication...

Le général Tsai donna un coup d'accélérateur et s'éloigna, envoyant un nuage de fumée à la figure de Bryson ; on l'entraîna aussitôt vers l'entrée de l'entrepôt, un pistolet plaqué dans son dos. Il évalua rapidement ses chances de s'en sortir : elles n'étaient pas brillantes. Il devait libérer une de ses mains, la droite de préférence, pour pouvoir retirer en un éclair la lame de vanadium de sa ceinture. Mais pour ce faire, il lui fallait provoquer une diversion, profiter d'un moment d'inattention. L'avertissement du général ne laissait guère place au doute : il allait bel et bien être confronté à sa « mort inéluctable » : les soldats avaient ordre de l'abattre s'il esquissait le moindre geste pour se libérer... Bryson ne tenait pas, pour l'heure, à vérifier leur sens de la discipline.

Mais pourquoi l'emmenaient-ils à l'intérieur du hangar ? D'un coup dœil, il mesura l'immensité du bâtiment qui servait manifestement d'entrepôt à des engins motorisés. A l'une des extrémités se trouvait un énorme monte-charge assez grand pour recevoir un char ou un Hummer. L’air était acre, empestait l'huile et le gasoil. Des camions, des chars, et autres gros véhicules militaires étaient alignés en rangs serrés sur toute la longueur du hangar. On aurait pu se croire sur le stand d'exposition d'un grand fabricant de véhicules utilitaires, si les murs et le sol n'avaient été noircis par les projections d'huile et les gaz d'échappement.

Que se passait-il ? Pourquoi le conduisaient-ils ici alors qu'ils auraient facilement pu l'exécuter dehors, sans avoir à redouter le moindre témoin gênant ?

C'est alors que Bryson comprit…

Un homme apparut en face de lui, un homme armé jusqu'aux dents. Un homme qu'il connaissait.

Son nom était Ang Wu.

Parmi tous les adversaires que Bryson avait affrontés, c'était l'un des rares qui l'aient inquiété, à tous les points de vue. Ang Wu, officier renégat de l'armée chinoise, était attaché au Bomtec, la branche commerciale de l'Armée de Libération du Peuple. Ang Wu avait été le représentant local de l'ALP au Sri Lanka ; les Chinois avaient envoyé des armes par bateau aux deux parties adverses, semant la discorde et la défiance, attisant ainsi l'hostilité latente qui couvait dans la région. Aux alentours de Colombo, Bryson et la troupe de mercenaires qu'il avait rassemblée avaient détourné une caravane qui transportait des munitions sous la direction d'Ang Wu. Au cours d'une fusillade, Bryson avait touché Ang Wu au ventre. Son ennemi avait été emmené en hélicoptère, probablement à Pékin.

Mais l'histoire s'arrêtait-elle bien là ? N'y avait-il pas un sens caché derrière cette opération, une stratégie secrète dans laquelle Bryson n'aurait été encore une fois qu'un pion ? Quel avait été le véritable enjeu de sa mission ?

A présent Ang Wu se tenait devant Bryson, sur l'épaule, une AK-47 de fabrication chinoise en bandoulière, sur chaque hanche, un étui de revolver, autour de la taille, enroulées comme des serpents, des bandes de cartouches de mitraillette, et contre ses flancs et ses chevilles des couteaux luisants dans leur fourreau...

Bryson sentit que les soldats resserraient encore leur pression sur ses épaules. S'il faisait le moindre mouvement, il serait abattu avant même d'avoir pu approcher la main de sa ceinture. Oh, Seigneur !

Son vieil ennemi avait l'air satisfait.

— Il y a tant de façons de mourir, lança Ang Wu. J'ai toujours su que nous nous retrouverions. J'attendais ce jour avec impatience.

D'un geste souple, il sortit de son étui l'un de ses pistolets, un semi-automatique de fabrication chinoise, et sembla prendre plaisir à sentir son contact dans sa paume, son pouvoir de donner la mort.

— Le général Tsai me fait ce cadeau pour récompenser mes années de bons et loyaux services. C'est un cadeau tout simple : le droit de vous tuer moi-même. C'est m'offrir là un plaisir très... comment dire... intime et personnel.

Un sourire glacial découvrit une rangée de dents très blanches.

— Il y a dix ans, à Colombo, vous m'avez arraché la rate. Vous saviez ça ? Alors nous allons commencer par là. Votre rate.

Le gigantesque hangar était soudain devenu un tunnel étroit, avec lui à un bout et Ang Wu à l'autre. Il n'y avait plus qu'eux deux. Bryson prit une longue respiration :

— Ce n'est pas ce que j'appelle un combat loyal, dit-il d'un ton exagérément calme.

Le Chinois sourit et pointa le revolver vers le coin inférieur gauche du torse de Bryson. Lorsqu'il dégagea du pouce le cran de sûreté, Bryson se jeta en avant, tentant d'échapper à l'emprise de ses gardiens, quand...

Il y eut un tout petit bruit, à peine celui d'une bouteille qu'on débouche... et une marque rouge, comme un rubis, apparut au milieu du front d'Ang Wu. Il tomba très doucement ; on eût dit un ivrogne sombrant dans le coma.

— Aiya ! cria l'un des gardes en se retournant vivement, juste à temps pour recevoir lui aussi une balle dans le front.

L'autre soldat poussa un cri de terreur, voulut saisir son arme et s'écroula à son tour au sol, la figure à moitié arrachée.

Soudain libéré, Bryson se jeta par terre en pivotant sur lui-même et leva les yeux. Sur une passerelle en acier, six mètres plus haut, un homme grand et massif vêtu d'un costume bleu marine sortait de derrière un pilier de béton — dans sa main un 357 Magnum muni d'un silencieux, d'où s'échappait encore un filet de fumée. Son visage était dans l'ombre, mais Bryson aurait pu reconnaître ce pas lourd n'importe où...

L'homme corpulent jeta le Magnum en direction de Bryson.

— Attrape !

Abasourdi, Bryson saisit l'arme au vol.

— Heureux de voir que tes réflexes ne sont pas encore complètement rouillés, railla Ted Waller en descendant les marches raides et étroites, le souffle court. — Il regarda Bryson d'un air insondable, presque amusé. — Viens, le plus dur reste à faire.

La trahison de Prométhée
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